Chronique #6 (2011-2021)

Retour sur une décennie passionnante, au rythme des smartphones,
de l’IA, du big data ou des plateformes – entre émerveillement et vigilance

Par Hervé Jacquemin

La décennie qui vient de s’écouler a semblé durer une éternité, tant les progrès technologiques ont été nombreux et disruptifs, tout en bouleversant nos existences, pour le meilleur et, parfois aussi, le pire.  Toutes générations confondues, qui imaginerait encore se passer de la 4G, de son smartphone ou des innombrables applications, pour communiquer, jouer, faire ses courses, gérer ses finances, se divertir (avec des jeux, des images, de la musique, des vidéos, etc.), travailler, s’informer, voyager, se tenir en forme, etc. ?

Les années 2010 avaient d’ailleurs bien commencé, avec le « printemps arabe », et le vent de liberté, et d’espoir de réformes, qui a soufflé sur la région, et au-delà (avant de retomber, hélas).  Les réseaux sociaux et les technologies de l’information ont contribué au phénomène, ce dont on peut se réjouir. 

Certes, les Google, Facebook, Instagram, Amazon, YouTube, existaient déjà à ce moment mais, rejoints par d’autres acteurs incontournables, venus notamment d’Asie (les TABHX), ils ont connu un développement sans précédent durant les dernières années, en permettant notamment à chaque utilisateur de prendre une place centrale, pour créer des contenus et les diffuser. 

Les services des GAFAM et, heureusement aussi, de start-ups locales innovantes, nous offrent ainsi des fonctionnalités nouvelles qui m’émerveillent chaque jour.

Quelle joie de discuter en visioconférence avec ses enfants, pourtant à l’autre bout du monde, de retrouver des amis d’école ou d’université, à travers les réseaux sociaux, ou d’accéder, en toute légalité, à un catalogue musical ou cinématographique qu’une vie entière ne suffirait pas à découvrir !  Quelle facilité de se déplacer sans jamais se perdre, de trouver en quelques instants un moyen de transport ou un bon restaurant dans une ville inconnue, de s’identifier sans même sortir sa carte d’identité, ou de payer en scannant un QR code avec son téléphone portable.  Quelle efficacité, sur le plan de la recherche, de trouver en quelques clics, et sans se déplacer, des publications scientifiques de collègues des quatre coins du monde, de suivre des webinaires en Asie ou aux Etats-Unis depuis son bureau ou de consulter des milliers de décisions de jurisprudence en accès libre.  A l’ère du big data, les données collectées (toujours plus nombreuses) et traitées (toujours plus vite) au moyen des algorithmes et des outils d’intelligence artificielle offrent aussi des perspectives encourageantes, permettant des progrès majeurs dans le domaine de la recherche (médicale, en particulier), de la justice, de la prévention des catastrophes naturelles, ou de lutte contre la fraude. 

Parallèlement, cet environnement digital inquiète sans doute autant qu’il séduit, car chaque avancée porte en elle son lot de dangers et de menaces, pour la démocratie et pour nos libertés individuelles.  On songe évidement aux atteintes à la vie privée, aux fausses informations qui se répandent plus vite que la vérité, aux discours de haine, au harcèlement (des plus jeunes, souvent, par leurs pairs), aux atteintes à la (cyber)sécurité et aux fraudes incessantes, au blanchiment d’argent et aux activités terroristes rendues possibles par l’anonymat de certaines technologies, à la surveillance de masse, aux biais – de genre notamment – induits par la manière dont certains algorithmes sont conçus, etc.        

Le législateur (européen, mais aussi national) est heureusement conscient de ces enjeux.  La période a ainsi été marquée par l’adoption de textes ambitieux, certes perfectibles et insuffisants à certains égards, mais qui ont le mérite d’exister et qui constituent autant de pas dans la bonne direction.  On songe par exemple à la directive 2011/83 sur les droits des consommateurs, au règlement 910/2014 sur l’identification électronique et les services de confiance (eIDAS), au règlement général sur la protection des données (RGPD), au Code des communications électroniques européen (directive 2018/1972) ou, plus récemment, au règlement 2021/784 relatif à la lutte contre la diffusion des contenus à caractère terroriste en ligne.  Plusieurs projets, actuellement en discussion, témoignent par ailleurs de la volonté des autorités publiques d’intervenir plus activement, avec les projets de AI Act, de DMA ou de DSA.  On peut également compter sur des associations de défense des intérêts des plus faibles, ou sur des citoyens engagés, tel Maximilian Schrems, qui n’hésitent pas à faire valoir leurs droits – avec un certain succès – devant les plus hautes juridictions européennes, pour faire ainsi bouger les lignes, et forcer les GAFAM ou d’autres acteurs à modifier leurs pratiques.

Pendant toutes ces années, le CRIDS (ou, plus précisément, l’ensemble des chercheuses et chercheurs qui le composent) a joué son rôle.  Les textes et arrêts évoqués précédemment, et bien d’autres encore, ont ainsi été analysés de manière approfondie et critique.  Des thèses de doctorat et des études remarquées ont été consacrées à certaines pratiques ou technologies émergentes.  Parmi d’autres, on relève ainsi, dans la Collection du CRIDS (éd. Larcier), des monographies ou des ouvrages collectifs sur l’e-gouvernement (2014), la liberté de la presse (2015), le règlement eIDAS (2016), l’intelligence artificielle (2017), le RGPD (2018), la justice algorithmique (2019), la blockchain (2020) ou les lanceurs d’alerte (2021).  Dans les mois et les années qui viennent, l’accent sera mis sur les enjeux de développement durable et la cybersécurité. 

Parallèlement, la confiance des autorités publiques – Commission européenne et Parlement UE, régions wallonne et bruxelloise, SPF Economie, etc. – dans le Centre ne s’est jamais démentie, au contraire.  Outre les prestigieux projets européens (de type H2020), de nombreuses études sont réalisées, pour accompagner le législateur dans la révision des textes actuels (notamment la directive sur le commerce électronique), qui deviennent malheureusement insuffisants.  L’expertise est également portée au-delà des frontières de l’Europe, avec des missions d’appui aux législateurs nationaux en Afrique (Tunisie, Algérie, RDC, etc.) ou dans les Caraïbes.  C’est également une fierté de suivre le parcours de plusieurs doctorants du CRIDS, originaires de ces régions, qui mènent une belle carrière académique après la défense de leur thèse (Dominique Kabré ou Myriam Sanou au Burkina Faso, par exemple).   

A l’image du monde qu’il entend étudier, le CRIDS a également connu plusieurs évolutions marquantes.  Après avoir fêté son trentième anniversaire, par l’organisation d’une conférence internationale en janvier 2010 – sur le thème « an information society for all : a legal challenge » –, le CRID[1] est devenu le CRIDS[2], en fusionnant avec la CITA[3] et le GRICI[4].  L’interdisciplinarité, déjà pratiquée par les chercheurs depuis sa création, est ainsi consacrée dans son ADN et sa gouvernance.  Comme le mentionnait la brochure publiée à cette époque (2011), « l’ubiquité et la prégnance des technologies de l’information leur confèrent un impact social inégalé par tout autre type de techniques.  Elles font l’objet de recherches dans toutes les disciplines des sciences humaines, droit, histoire, sociologie, économie, philosophie ou théorie de la communication.  Leur développement impose aujourd’hui d’entretenir ces regards différents et complémentaires pour encourager la critique et l’analyse, mais aussi pour promouvoir, en dialogue avec ceux qui développent ces outils et systèmes d’information, des choix technologiques correspondant à notre vouloir vivre ensemble ».  Dix ans plus tard, et sans nier les difficultés posées par une telle approche, qui exige de chaque chercheuse et chercheur de s’ouvrir à des disciplines qui ne sont pas les siennes, pour écouter, comprendre et, finalement, enrichir substantiellement sa propre analyse, les recherches du CRIDS gagnent manifestement en efficacité.  Fort de cette expérience, le CRIDS a ensuite rejoint quatre autres centres de l’Université de Namur, pour constituer le Namur Digital Institute (NADI), et ses 150 chercheurs.   Désormais, le dialogue se noue également avec des experts du machine learning ou de la sécurité informatique (notamment), à l’occasion de thèses de doctorat, de publications, ou de projets de recherche pour des commanditaires extérieurs.  Il paraît d’ailleurs difficile, sinon impossible, de faire autrement.  Comme prétendre analyser les impacts juridiques de l’intelligence artificielle ou des smart contracts sans comprendre leur fonctionnement ?  De la même manière, il n’est plus envisageable de concevoir des outils technologiques de lutte contre la cybercriminalité ou contre les pandémies, sans tenir compte de la protection des données à caractère personnel. 

La société change et, même si les objets d’étude évoluent sans cesse, le CRIDS poursuit sa croissance, tout en restant à la pointe.  L’une des explications réside certainement dans l’esprit que ses fondateurs ont insufflé et qui reste bien vivant aujourd’hui. 

Le CRIDS est d’abord un environnement de travail convivial où les chercheurs ont plaisir à se retrouver, pour un café le matin dans le bureau de Sarah, autour de la table du 3e ensuite, lors du lunch, ou même de manière fortuite entre deux réunions.  C’est l’occasion de parler « recherche » (et parfois, de trouver des solutions ou de nouvelles pistes de réflexion, de façon informelle), voire de toute autre chose, et de nouer des amitiés indéfectibles.  Le centre est ainsi porté par des chercheuses et des chercheurs passionnés par leur matière, curieux, engagés, qui n’hésitent pas à monter au créneau et à défendre les valeurs qui leur sont chères, dans leurs publications scientifiques, ou dans les médias.  Enfin, toutes et tous sont convaincus que la recherche, à laquelle collaborent avec enthousiasme et conviction des académiques et des chercheurs, plus ou moins jeunes, doit être collective.               

Aussi peut-on être résolument optimiste : si défis posés par la société de l’information sont certainement immenses, on peut compter sur les membres du Centre pour contribuer à la discussion, avec leur expertise en droit, en sociologie, en sciences de la communication, en éthique ou en philosophie, et pour redessiner (« reshape »), le temps d’une conférence anniversaire, et dans les années qui suivent, notre société digitale (« our digital society »). 

 

[1] Centre de Recherche Informatique et Droit.

[2] Centre de Recherche Information Droit et Société.

[3] Cellule Interdisciplinaire de Technology Assessment.

[4] Groupe de Recherche Interdisciplinaire en en Communication et Internet.