Chronique #5 (2006-2010)

De la CITA au CRIDS… Que vive l’interdisciplinarité !

Par Claire Lobet-Maris

 

C’est en 2011 que la CITA (Cellule de Technology Assessment de la Faculté d’Informatique) rejoint le CRID pour former ensemble, avec le GRICI, le CRIDS. Cette fusion sonnait comme une évidence, un aboutissement naturel d’une belle histoire qu’il me tient de vous raconter.

 

Arrivée fin des années 80 ‘s à la faculté d’informatique, j’ai rejoint l’équipe de Jacques Berleur, professeur d’Informatique et Société et à l’époque recteur de l’Université. Nous étions une toute petite équipe de 3 personnes, lui, Gérard Valenduc et moi-même, un ingénieur-philosophe, un physicien et une sociologue. Tous les trois, nous étions passionnés par la philosophie et la sociologie des sciences et des technologies et nous essayions vaille que vaille de transmettre cette passion à nos étudiant.e.s informaticien.n.es.

 

Nous étions alors de véritables pionniers. Peu d’Université proposait alors aux étudiant.e.s de questionner l’informatique tant sur les valeurs et les normes qui la guidaient que dans ses impacts sur notre Société. Très vite, cette petite équipe s’est mise en réseau : à la faculté de Droit, il y avait bien sûr Yves Poullet et ses chercheurs que nous appelions ‘les grands fichiers’ et puis à la faculté des Sciences, le centre Philosophie de l’Homme des Sciences dont les deux figures de proue étaient Georges Thill et Gérard Fourez.

 

La recherche à l’époque n’a plus rien de commun avec ce qu’elle est aujourd’hui. Elle était essentiellement une affaire de partages d’idées autour d’écritures collectives dans des séminaires enflammés qui nous réunissaient sur l’épistémologie et l’éthique de l’informatique… de ce qu’est et ce que peut l’informatique. La communauté internationale des scientifiques qui questionnaient les liens complexes entre Informatique et Société était à l’époque toute petite.

 

Il y avait le CREIS (Centre de Recherche et d’Enseignement en Informatique et Société) en France, le Computer and Society Centre à l’Université d’Irvine en Californie et puis des tas de chercheur.e.s isolé.e.s invisibles dans des universités encore fort marquées par l’impératif de la disciplinarité. C’est pour réunir cette communauté que se mettent en place les Journées de Réflexion sur l’Informatique (JRI). Organisées tous les deux ans jusqu’à la fin des années 90’s, elles réunissent à chaque édition des centaines de scientifiques du monde entier sur des questions touchant aux « mises à distance » de soi, des autres et du monde qu’amenait l’informatique dans des milieux aussi variés que les administrations, les écoles, les entreprises ou encore les soins de santé.

 

En l’espace de quelques années, Namur est devenue ‘the place to be’ pour le champ Informatique et Société. Face aux enjeux soulevés par ces questions, les scientifiques que nous étions se sont progressivement faits plus politiques sous l’influence et l’amitié de Riccardo Petrella qui dirigeait alors le programme FAST « Forecasting and Assessment in Science and Technology » à la Commission Européenne.

 

C’est ainsi que notre Unité de recherche ‘Informatique et Société’ a changé de nom pour devenir la Cellule Interdisciplinaire de Technology Assessment – CITA. Le Technology Assessment a marqué la fin de nos années 90’s. Politiquement, l’idée était de mettre en débat les grandes politiques technologiques des Etats, qu’ils s’agissent d’investissements publics ou de programmes de R&D.

Différents pays comme le Danemark ou l’Allemagne étaient pionniers dans ce domaine. Nous avons beaucoup œuvré, avec nos collègues du SPIRAL de l’ULg, à la mise en place d’un office parlementaire de TA en Wallonie mais sans réel succès. Sans doute était-il trop tard, la mondialisation de l’informatique était déjà trop engagée autour de quelques géants comme Microsoft et GOOGLE, disqualifiant peu à peu les Etats dans la gouvernance de leurs choix informatiques.

 

Il n’empêche que cette épisode du Technology Assessment a marqué un changement important de cap dans les programmes de R&D européens comme régionaux. Dès le début des années 2000, de purement technologiques, ces programmes ont commencé à introduire les dimensions éthiques et sociologiques au cœur même des projets informatiques. Ce changement fait écho à ce qui, aujourd’hui, apparaît comme une évidence, à savoir que tout objet technologique embarque dans sa conception des valeurs, des intérêts, une organisation sociale qu’on peut difficilement modifier une fois l’artefact développé.

 

Nous avons participé à de très nombreux projets européens et régionaux sur des sujets aussi variés que le body-trakking, les passeports intelligents, la reconnaissance faciale des émotions, le profilage biométrique, les sytèmes de coordination des urgences médicales… Chacun de ces projets a étoffé notre méthode d’intervention éthique, la rapprochant de ce qu’il est convenu aujourd’hui d’appeler le ‘value sensitive design’. Mais, chacun de ces projets a aussi renforcé nos liens avec nos collègues juristes du CRID puisque ce que nous ne pouvions intégrer dans la conception ou le design des artefacts, il fallait le réguler par le Droit.

 

Nous avons appris à explorer ensemble les questions de liberté, de justice ou encore de responsabilité, développant peu à peu une interdisciplinarité du regard à la fois passionnante et nécessaire. C’est ainsi que s’est faite, en 2011, la fusion entre le CRID et la CITA. Ce n’était pas un ‘mariage de raison’ mais plutôt une invitation à poursuivre ensemble notre volonté commune de prendre soin des hommes et des femmes dans une société toujours plus informatisée.

 

Quarante ans déja et derrière ceux-ci tant de visages de collègues et d’ami.e.s., tant de souvenirs de ces personnes exceptionnelles, parmi lesquelles Jacques Berleur, qui avaient compris bien avant d’autres que ‘Code is Law’ (L. Lessig).