Chronique #1 (1979-1990)

Il était une fois les premiers ordinateurs, …. Et le CRID(S)

Par Yves Poullet

 

1979, les premiers ordinateurs aux cartes perforées remplissent les salles des machines. On y entre comme dans des lieux saints pour recueillir tel l’oracle de la pythie leurs décisions « cryptées », lisibles par les prêtes de ces lieux : les informaticiens tout pénétrés de langages inaccessibles aux communs des mortels. Leurs performances enthousiasment rapidement les dirigeants même si elles n’égalent pas celles aujourd’hui du plus humble de nos ordinateurs dits personnels.

L’appel aux juristes est, dans un premier temps, rare : il porte d’abord sur la façon dont il est possible de mieux encadrer contractuellement les opérations portant sur ces ‘big systems’, de rassurer les futurs utilisateurs, entreprise ou administration, face à un jargon nouveau, des fournisseurs multiples et des risques importants en cas d’échec de l’opération. Pour le juriste, s’imposent la nécessité de s’approprier le langage des informaticiens et de découvrir la richesse que permet une interprétation hardie des règles du code civil lorsqu’il s’agit notamment de fixer les limites des obligations des professionnels lors des tractations de la période précontractuelle, de répartir entre fournisseurs mais, également, avec le preneur, la responsabilité en cas d’échec de l’opération, de calculer les dommages et intérêts en cas de non réussite de l’opération, etc.

Sans doute, très tôt, est née une autre inquiétude, celle de l’atteinte à nos libertés face au pouvoir de ces machines qui engloutissent tant de données humaines pour des utilisations qui peuvent être malveillantes : ‘Big Brother’ écrit en 1945 annonçait une société de surveillance pour 1984. Il ne fallut pas attendre cette date. Cette inquiétude aboutit très vite, dès 1970, au-delà de la simple proclamation du droit à la vie privée, aux premières lois de protection des données à caractère personnel dont l’enjeu est de proposer quelques balises à ces lieux de traitements alors bien identifiés (les banques, les administrations) voire à interdire quelques usages lorsque les données récoltées présentent une grande sensibilité au regard des risques de discrimination ou par la révélation de l’intimité de notre personnalité. Il est remarquable que, dès les premiers textes, se soient affirmés les principes encore actuellement en vigueur : ceux de finalité, de proportionnalité, de sécurité et surtout de transparence. On ajoute que le caractère international des opérations de traitement et surtout la nécessité d’éviter des concurrences entre pays moins disant et ceux plus stricts en la matière aboutirent rapidement à des recommandations (OCDE, 1980) ou conventions internationales (Conseil de l’Europe, 1981)

L’aventure de la consécration de la protection par le droit d’auteur des logiciels illustre bien cette dimension désormais internationale du marché des produits et des services du numérique. On se souvient que l’idée première d’IBM qui régnait alors en maître sur le secteur du numérique était d’abord de définir une législation protectrice des investissements nécessaires à l’écriture des programmes d’ordinateur et à leur exploitation. Le droit d’auteur pouvait en effet difficilement satisfaire à l’originalité de l’œuvre en question : l’originalité de la programmation manque souvent ; la protection revient à la personne physique créateur, là où l’entreprise souhaitait disposer du droit sur les créations de ses employés ; la condition de mise à disposition de l’œuvre, en l’occurrence la code source, n’est pas souhaitable du point de vue de cette dernière. Ces arguments ont résisté peu de temps aux pressions d’un monde entrepreneurial qui exigeait qu’on sacrifie à l’autel de l’économie, les exigences du Droit. Les Conventions internationales sur le droit d’auteur permettaient, en effet, une protection efficace et internationale du logiciel, et ce moyennant quelques retouches indispensables. Le droit ne doit-il pas être au service de la réalité économique du numérique ?

Un dernier épisode de cette première période mérite d’être épinglé. Il interroge le brillant passé européen en matière de numérique. Le Minitel français lancé en 1980 préfigure le réseau internet, de la fin des années 80. Elle marque l’irruption des premiers terminaux et donc des ordinateurs personnels. Le numérique quitte progressivement les lieux confinés des premières générations d’ordinateur et très rapidement soulève des questions de protection des consommateurs, de légalité des messages voire de désinformation, un mot à la mode aujourd’hui. Je me souviens à ce dernier propos de cette première pétition à laquelle j’ai adhéré à propos de l’élimination alléguée des tribus Chapaz par le gouvernement mexicain. Bref, l’ordinateur entrait dans nos vies et devenait un élément essentiel à la fois de développement de nos personnalités comme de leurs appauvrissements aux seules données détectées par lui. Dernière remarque : l’échec du Minitel renvoie au succès de l’Internet, le numérique bascule définitivement de continent.

C’est dans ce contexte qu’est né modestement le Centre de Recherche Informatique et Droit (CRID). 1982 a été l’année de sa consécration institutionnelle et je tiens à en remercier la faculté de droit (notamment, le RP. Maon, E. Cerexhe) mais également, au-delà, l’université de Namur (C. Jaumotte, F. Bodart, J. Berleur et tant d’autres) pour leurs encouragements et leur audace. La création, quelques années plus tôt, en Norvège par J. Bing d’un centre interdisciplinaire droit et informatique nous servait d’exemple. Installée au troisième étage de la faculté de droit alors désert, forte d’un piano et d’une petite bibliothèque de quelques 500 livres, une petite équipe s’est constituée. Elle se rassemblait autour d’une table fréquemment et de quelques bonnes soirées un peu moins souvent mais, également, de quelques contrats de recherche (la demande finale en télématique, les transferts électroniques de fonds, la dérégulation des télécoms, …) et surtout de bonnes volontés. Il en fallait : nous étions sur tous les fronts : l’édition d’une collection d’ouvrages et d’une revue bilingue (Droit de l’Informatique/Computerrecht) ; l’organisation de séminaires (les aînés se souviendront des séminaires sur les contrats informatiques qui nous ont amené au-delà des frontières) ; l’introduction dans les réseaux européens de la recherche (Forum européen des Télecoms, Firilite, European Federation of national Computer Lawyers’ Associations) et, enfin, le projet de création d’un programme d’enseignement multidisciplinaire (Droit et Gestion des Technologies de l’informatique) qui, définitivement, a permis d’asseoir un cadre académique et scientifique pour le CRID, qui devait après la fusion avec la CITA et le GRICI, devenir le CRIDS … mais cela c’est une autre histoire.

Evoquant ces souvenirs si proches à ma mémoire et à mon cœur, qu’il me soit permis de remercier ici ces aventuriers d’un projet auquel eux et elles ont contribué à donner vie, sens et cet esprit. Grâce soit rendue à cette parfaite solidarité sans distinction hiérarchique qui nous unissait et nourrissait cette perpétuelle envie de relever ensemble les défis d’un monde de la recherche toujours plus concurrentiel, sans perdre notre âme universitaire.

Vive le CRIDS.

Hannut, le 6 avril 2021.